1940-44

Elle s'appelait Liv (1).
- Liv est parfaite !
commenta M. Lippestad, ministre des Affaires Sociales du NS (2), à propos de ma mère.

Dans son adolescence, on la surnommait "Mlle Bien-Élevée" : une des beautés du village, correcte, bien qu'un peu rêveuse, toujours serviable, elle n'élevait jamais la voix, ne disait jamais du mal de personne. Elle avait les cheveux châtain et les yeux verts, le dos droit et la taille fine. Elle était l'enfant chérie de sa mère et reflétait la fierté du peuple de Hov au nord des grandes montagnes.(3)

Ma mère avait 24 ans quand, en octobre 1940, elle suivit la vague d'enthousiasme qui pendant ce seul mois fit entrer 7000 nouveaux membres dans le NS. Durant une courte période elle travailla pour le magazine "Peuple libre"(4), porte-parole du parti. Pour le reste du temps de la guerre elle était avant tout responsable de la publication des numéros de "Famille et tradition"(5), le magazine de l'0rganisation des Femmes.

Le rédacteur en chef, Olga Bjoner, était le leader des femmes NS.

Certains disent qu'Olga devint NS pour procurer plus de force à la cause des femmes. Elle avait été de toutes façons la femme qui, avant la guerre, était le plus près de devenir ministre. Depuis 1927 elle avait fait partie de la direction de l'Organisation des Agriculteurs Norvégiens (6).

Mme Bjoner aurait normalement eu l'honneur d'au moins une statue. Quand il y a les trois "..." dans ses courtes mémoires, cela veut dire qu'elle fut violée dans la cellule. Elle n'était qu'une ombre d'elle-même, disait ma tante Sigrid, la soeur de ma mère, qui avait été placée avec Olga à Bredtvedt, la prison pour femmes.

Aslaug Bjørnson, secrétaire de la rédaction de "Famille et Tradition", séjournait souvent à Aulestad(7), la ferme de son enfance. Son père Erling était le fils de Bjørnstjerne.
Erling était, de même qu'Olga Bjoner, l'un des noms dominants de l'Organisation des Agriculteurs Norvégiens avant la guerre. La raison principale de son adhésion au NS était dû à sa résistance à ce qu'il appelait "les gens de la quille et du bâtiment", le shipping anglophile et la vie urbaine moderne.

Ma mère fréquentait un peu Bergljot Bjørnson, la fille d'Aslaug, qui était alors une jeune actrice, presqu'une enfant, engagée au Théâtre National, pour jouer de préférence une robuste Norvégienne en costume folklorique. Le théâtre avait été fondé par son grand-oncle Bjørn qui en devint aussi le premier directeur après avoir terminé sa formation professionnelle en Allemagne. Pendant la première guerre mondiale il vantait les Allemands pour leur "géniale capacité d'organisation". Pendant la deuxième, il s'enfuit en Suède : à vrai dire il était marié avec une Allemande, mais Juive. Aslaug et Bergljot s'installèrent dans sa maison en rondins marron foncé située Allée de Madserud tout près de l'Avenue de Drammen.

Ma mère a dû m'en parler jadis. A travers tous les tumultes j'ai gardé la certitude, un peu comme d'un été éloigné, oublié, que ces gens représentaient le centre de ma tradition : Ça, c'était la Norvège avec ses fermes libres au droit d'héritage direct, avec ses églises en bois debout, intimement et chaleureusement alliée avec l'Allemagne. Les Bjørnson appartenaient tous à la lignée Bratt de Bjølstad (8), dont on doit pouvoir dire qu'ils constituent la première famille NS du fait de leurs deux cents membres.

Bergljot s'enfuit en 1945 au Danemark où elle devint peintre, et peignit "la lumière cosmique", celle qui nous arrive de l'univers inconnu.

"Le vase a dû se briser il y a longtemps", m'écrivit-elle, quand je lui demandai ce qu'avait pu devenir le cadeau de cristal des Bjørnson pour le mariage de ma mère. Je ne me souviens pas moi-même l'avoir jamais vu.

Les lettres qu'Aslaug écrivit à ma mère depuis Aulestad ne disparurent pas. Je les lus. Elles étaient des directives pour les numéros de "Famille et Tradition" à venir, à propos de leur contenu et leur présentation. Dans la vie traditionelle des agriculteurs, les maîtresses de maison éduquaient les jeunes femmes.

Durant cet apprentissage, ma mère était "très ponctuelle et consciencieuse", comme le relatait une attestation du collègue Jøntvedt, le chroniqueur du NS au côté très grand seigneur terrien, et qui poursuivait : "De plus, son extrême obligeance et son affabilité en font une partenaire exceptionnellement utile".
"Ta mère était comme directement découpée d'une page d'un magazine de mode; ses vêtements lui allaient admirablement", racontait Else, son amie et collègue dans le parti. La correspondance de ma mère avec Else me rappelait avant tout AKP-ml (le parti marxiste-leniniste) : la même flamme pour la cause dirigée vers chaque personne que l'on rencontre et qui puisse être influencée. Je pensais qu'elle avait été ainsi autrefois : hautaine, mais quand même si passionnée, si vivante. C'était ainsi que vivaient et s'engageaient les femmes NS, Else, ma mère et Julie Syversen de la vallée Orkdalen. Cette dernière, un peu plus âgée, était porte-parole des employés de maison au Conseil Municipal d'Oslo. Au nouvel an 1942/43 ma mère et elle se sont mariées en l'église de Fagerborg, chacune avec un homme de la vallée Østerdalen, Julie avec l'agriculteur Klüwer, de la prestigieuse famille d'officiers, et ma mère avec un étudiant en maîtrise de lettres.

Voilà l'idéal, pensais-je en lisant l'éditorial d'Olga Bjoner dans un vieux numéro de "Famille et Tradition" où ma mère m'apparaissait clairement :

Comment doit donc être le modèle de la femme nouvelle ? Tout d'abord norvégien. C'est pourquoi nous devons sauvegarder notre singularité et nous débarrasser des traits étrangers qui des années durant ont menacé d'anéantir ce qui nous est propre - que ce trait étranger soit venu de Hollywood ou de l'Union Soviétique.

Parmi les choses qui distinguent les femmes norvégiennes, il y a cette façon intrépide, un peu autoritaire de se conduire, ce besoin d'aller droit au but, et le dédain pour les détours, surtout quand il s'agit de profiter des côtés faibles de l'homme pour servir ses propres intérêts. Voilà comment elles sont en général dans le privé et voilà comment elles sont dans la vie officielle.

Quelle transformation des femmes NS d'alors à nos jours ! Quelle distance astronomique entre cet idéal chez nos mères et le manque de solidarité réciproque chez leurs filles d'aujourd'hui ! Un monde a disparu. J'ai reçu une fois une photo d'Olga Bjoner entourée du noyeau fondateur de l'organisation des femmes NS, au total entre 20 et 30 femmes. Qui sont-elles ? me suis-je demandé. Et pourtant je connais relativement beaucoup de familles NS.

Une autre vieille photo montre Maria Quisling lors d' une réception au château du roi (qui abritait alors le bureau politique de son mari). Olga Bjoner et Aslaug Bjørnson sont assises de chaque côté de Maria. Ces trois personnes étaient centrales dans la société des femmes NS.

Une telle société existait aussi dans le Parti. Personne n'a écrit dessus. La tâche peut paraître quasiment impossible, particulièrement si l'on n'appartient pas au milieu NS comme le fait mon ami Leiv, un garcon grand et fluet. Il a accroché deux portraits de sa mère au mur.

L'un est une photographie en noir et blanc. Elle montre le leader de l'Organisation Nationale des Jeunes Filles NS : un visage débordant de cet enthousiasme discipliné, de ce mélange singulier de fanatisme et de chasteté qui était si caractéristique. De l'énergie concentrée.

L'autre portrait fait face au premier. Il a été peint par le fils Leiv : une sorte d'indienne rouge-violacée, chaotiquement flamboyante. De l'énergie explosée. C'est ainsi que mon ami vit sa mère dans la défaite.

La défaite des femmes fut plus importante que celle des hommes : elles avaient participé à des actes qui ne peuvent être défendus, surtout pas chez des femmes. Cela me paraît un bon exemple de double morale : de nos jours, il est tout à fait accepté, presque honorable, de relater comment en tant qu'homme on tirait sur les Russes. Mais personne n'a raconté la honte chez les femmes.

Je connais quelques autres femmes ayant appartenu autrefois au NS. Elles ont ouvert leurs tiroirs secrets, et m'ont montré leurs diplômes de l'époque, prudemment et joliment enroulés. Il s'agit de tout un monde de regrets qui n'a jamais été dit. J'ai même été "adopté" spontanément par l'une de ces dames : Eva, mariée autrefois avec Hans Wilhelm Scheidt, l'ambassadeur extraordinaire d'Hitler en Norvège en 1940.

Ma mère fut enceinte dans l'optimisme suivant la reconquête par les Allemands de Kharkov en Ukraine en mars 1943. Parce que mon père travaillait dans la Waffen-SS, la garde personnelle d'Hitler qui avait été considérablement renforcée et qui fut condamnée, trois ans plus tard, comme criminelle de guerre à Nuremberg. Il était le rédacteur de leur publication "SS-Leitheft" ou "Le messager germanique". (9)

Durant sa grossesse il mit tous ses efforts dans un "travail poétique", si énorme qu'il occupait à lui seul un double numéro, et qu'il voulait être "un supplément au noble et au beau qui nous vient des vieilles légendes et des vieux chants héroïques des Germains". Dans la SS, ils disaient "travail poétique" (10), et non pas "poème". Ils n'écrivaient pas de "vers", mais des "chants" (11). Au lieu de "famille" ou "d'ascendance", ils aimaient souligner "die Sippe" (12) : la lignée, le sang commun. Le Reichsführer-SS Heinrich Himmler fut profondément ému quand il reçut la nouvelle qu'une femme dans une maison d'accouchement du nord de l'Allemagne désigna "l'homme de la pierre" comme le père de l'enfant : une méthode très ancienne où les femmes sans enfants du village se mettaient au milieu d'un cercle, pendant que les paysans du pays alternaient à faire le service derrière les grosses pierres qui ensemble formaient le cimetière de l'âge de bronze. Les SS pratiquaient le même principe dans leur travail poétique. Le plus grand nombre de pères, mieux c'était. Mais tout le monde savait que le Reichsführer lui-même était le parrain de la chanson de geste moderne qui, dans la version de mon père, allait porter le titre "L'amour est notre loi".

Mon père était fidèle à la loi. Au début il était farouchement opposé au NS qu'il considérait comme un sectarisme périférique de capacité mentalement dégénérée. "Comme tu le sais, je n'ai jamais porté aucune sympathie pour le mouvement dont tu fais partie", écrivit-il à ma mère en 1941, pour immédiatement après déclarer que le plus important était que "je t'aime et que tu m'aimes". Quand il avoua, dans une digression, qu'un certain nombre de choses devraient être améliorées dans la vieille Norvège, ma mère n'aurait pu faire un meilleur choix pour lui : Elle avait tous les contacts, elle était extravertie et elle le fit entrer dans la Waffen-SS. Ils étaient pour un rassemblement raciste de tous les Germains, par opposition au programme national de sa femme.

NS et SS. Liv et Egil Eggen allaient tous deux être considérés comme des nazis, bien que cette étiquette n'était juste que pour lui. A partir de l'union de leurs ismes respectifs, la correspondance entre eux prend une telle tournure privée que je fais mieux de me tourner vers d'autres sources d'information de l'époque.

L'expression la plus appropriée de l'atmosphère dans laquelle ils vivaient, je l'ai découverte dans le film "Die grosse Liebe", de 1942. Il devint un succès formidable, aussi chez nous en Norvège. Bien qu'il soit le plus important film de propagande allemande de l'époque, il me permit de ressentir les attitudes et le système de conduite que, après la défaite, ma mère et mon père révélaient par de nombreuses petites manifestations; ils étaient pour moi comme des regards furtifs dans le monde pétrifié de la Belle au bois dormant.

Le film tourne autour d'une femme (Zarah Leander) d'une facon que je n'avais jamais vue ailleurs. Elle porte toute l'histoire, elle est plus forte que tous les hommes qui l'entourent. Elle arrive à tenir ce pouvoir en étant toujours la plus aimable, en s'adaptant aux besoins de l'homme et en tombant amoureuse de lui. Trois prétendants l'entourent : le géant qui, privé de parole à force d'amour, n'arrive pas à s'exprimer, le compositeur sensible, son ami et confident, et le vainqueur, le lieutenant de l'Armée de l'air. Ces trois hommes ont entre eux un ton très civilisé; il est impensable qu'ils s'attaquent l'un à l'autre physiquement. Le film a un coloris qui est fait de tous les efforts du peuple allemand uni par la guerre. Le lieutenant ne porte pas toujours l'uniforme. C'est lui qui encourage et divertit les réfugiés dans les abris, qui sert du café aux vieilles dames. La première chance lui échoit. Tant que ça dure. A cause de la guerre.

A quelques pas du bureau de mon père se trouvait l'administration de Lebensborn qui s'occupait des bébés-projets des soldats. Un fils, qui était l'unique héritier mâle d'une famille, avait dans la SS automatiquement droit à un an de permission pour procréer. "La mariée se présentait saoûle, mais cela n'avait aucune importance puisqu'elle était grosse de plusieurs mois", se souvenait le collègue de mon père à propos d'un mariage SS dans leur citadelle, située un peu plus loin dans le quartier. L'homosexualité était punie avec la peine de mort. "Ne le fusille surtout pas comme un simple criminel de droit commun", écrivirent à Himmler les amis d'un officier qui avait ce penchant, au moment où il attendait son exécution. Il avait été si héroïque qu'ils lui laissèrent dans sa cellule un Luger prêt à tirer. Les slogans SS étaient : "Avec le glaive et le berceau !" et : "Que chaque mère de sang riche nous soit sacrée !" Mon père avait formulé ces paroles en norvégien. Pour cette raison il pouvait difficilement dire autre chose à ma mère que ce qu'il dit : "Donne-moi un fils !"

Une raison particulière pour que maman et papa ne puissent rester sans enfant s'était présentée un mois avant ma conception : 270 000 hommes s'étaient évaporés autour de Stalingrad. Là où mon père travaillait, le SS-Sturmbannführer Leib arpentait la pièce et lançait des regards inquiets sur la grande carte de Russie. Leib habitait avec sa secrétaire, la belle et autoritaire Fräulein Feizinger. Il était marié, mais pas avec elle. Leib était marié avec la fille de Gottlob Berger, le chef du SS-Hauptamt à Berlin, qui, grâce à ses jeunes années en Souabe, avait donné à son cher ami Himmler un nouveau moyen susceptible de libérer les femmes de la honte de rester sans enfant : Le mari devait le dimanche, à jeun et à pied, viser le clocher de la cathédrale d'Ulm et en faire deux fois le tour. L'effet ne manqua jamais.

Dans le Nord lointain, le gendre se baladait comme l'Allemand le plus élégant de la capitale. C'était Leib qui avait envoyé le bouquet de chrysanthèmes jaunes que ma mère tient sur ses genoux sur la photo de noces. La robe était d'un lilas foncé avec un buste serti de paillettes d'argent.

Déjà dans le ventre de ma mère j'ai dû entendre les Préludes de Liszt : la célèbre fanfare de la campagne de Russie allemande. La plupart des gens avaient dû déposer leurs postes de radio chez les autorités. Nous étions des "éléments" sur lesquels on pouvait compter. Nous habitions Gimle, à Bygdøy, l'endroit où le téléfilm sur Vidkun Quisling a été tourné dans les années 1980. Autrefois il y habitait lui-même. Notre voisine la plus proche était sa vieille tante Hildur.

Je naquis à 23 h 10, le 5 janvier 1944. Mars, la planète rouge du dieu de la guerre, étincelait au plus haut de sa course, dans l'oeil du Taureau. La même nuit 348 avions britanniques lâchèrent 1118 tonnes de bombes au-dessus de Stettin.


Notes du traducteur :

(1) "Liv" - nom populaire donné aux filles - signifie aussi "vie" en norvégien.
(2) NS (Nasjonal Samling - Rassemblement National) - est le nom du parti que Vidkun Quisling fonda en 1933.
(3) Det Nordenfjeldske, la région de Trondheim.
(4) Fritt Folk
(5) Heim og ætt. Ces termes norvégiens ont des connotations aux histoires mythiques des sagas.
(6) Norges Bondelag
(7) La grande ferme de style traditionnel où vécut le poète Bjørnstjerne Bjørnson.
(8) La famille norvégienne Bratt peut suivre ses ascendents en ligne directe jusqu'à Harald Hårdråde, le roi viking. Bjølstad est une des rares fermes bâties en rondins qui datent de la fin du Moyen-Age.
(9) Germansk budstikke.
(10) Diktning.
(11) Viser.
(12) Le cep.

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